Une fois ses forces revenues plus rien ne pouvait plus retarder l'entrevue que Maël attendait depuis son réveil. Il n'aurait pas été sage ni malin de se rendre à la De Willefort Company sans ça, même s'il se refusait à l'avouer au fond de lui comme il connaissait son caractère. Il revenait de loin. Il avait quitté l’hôpital dès qu'il avait pu échapper aux infirmières et signer le bon de sortie, et n'avait pas dormi pendant plusieurs jours pour reporter dans ses carnets ses découvertes avant que sa mémoire ne lui fasse défaut. Il manquait déjà tant de détails. Jours et nuits la faiblesse et la minceur de ses découvertes appuyaient petit à petit sur ses nerfs. Il avait eu une visite nocturne pour l'aiguiller, certes, il avait aussi cédé à l'impatience de son côté et rendu visite à son ami. Qui aurait pu croire qu'il appellerait un jour quelqu'un ainsi. Mais c'est lorsqu'il s'était décidé à avancer dans le vif du sujet que le combiné en main il avait appelé Adelstein et mis la machine en route. L'homme qui avait les réponses n'était pas si difficile à trouver. Il le connaissait déjà.

Face à l'immeuble moderne haut jusqu'au ciel il ne regrettait pas d'avoir attendu. Il aurait eu l'air d'un mort vivant s'il avait débarqué les premiers jours, et la première impression était cruciale avec un homme comme Natan De Willefort. Ce n'était pas exactement la première à proprement parler, quoi que s'il avait pu observer l'homme évoluer lors de différents événements publics, ce dernier n'avait certainement rien vu de lui étant donné sa surprise dans le monde des rêves. Des rêves, ce n'est pas vraiment le mot songea-t-il en escaladant les quelques marches et poussant la porte tournante. Le lieu qui l'avait accueilli n'avait rien d'un rêve paisible et il l'avait compris à peine un pas dans la grande salle de pierre. La salle du Thrône d'un roi manifestement cruel. Curieusement, il ne s'en était pas formalisé outre mesure. Ç’aurait été surprenant que le subconscient d'un homme de pouvoir tel que lui n'ait rien de mégalomaniaque et à bien y penser, être un roi lui allait à merveilles. Qui sait à quoi ressemblerait les rêves de Maël s'il pouvait les diriger à sa guise lui aussi. Il alla s'annoncer à l'accueil et on lui offrit un badge avec son nom, pour le diriger vers un ascenseur. Il arrivait devant la secrétaire personnelle et se trouva surpris qu'il ne s'agisse pas d'Adelstein en réalité. Il esquissa un rare sourire, il avait dit être associé, le renard cherchait surtout à savoir ce que Maël avait de si important à raconter à son patron et avait sans doute poussé la réalité un peu loin.

Une fois passée la porte du bureau, il prit un moment pour s’imprégner de ce qu'il avait autour de lui. Un espace comme celui ci en disait long sur l'homme qui l'habitait et réfléchit comme l'étudiant l'était il ne pouvait rien laisser passer. Il se félicita d'avoir pensé à une tenue suffisamment habillée pour leur rencontre. Au milieu de cette modernité impeccable sa propre veste et sa cravate ne le laisseraient pas complètement sur le carreau. Bien que dans une entreprise autour de la mode il ne pouvait clairement pas rivaliser d'élégance, il gardait la prestance de ses années de fac ou déjà il se distinguait. Il occupait ses mains sur le dossier d'un canapé de cuir lorsque le sujet de ses pensées entra. Il semblait toujours aussi sur de lui et respirait l'assurance. Maël fit alors les quelques pas qui les séparait pour lui tendre la main, une poigne aussi assurée qu'il le pouvait dans son état. " Je vous remercie, j'ai bu suffisamment de café depuis mon retour pour me tenir éveillé un moment. J'espère ne pas vous prendre trop de votre temps, il me semble que vous devez avoir beaucoup de choses à régler à votre retour. "

Il attendit volontairement qu'ils se soient dirigés vers un des canapés pour répondre à sa question. Il n'était pas bon de paraître pressé auprès d'un homme tel que celui qui prenait place non loin de lui. Entretenir le mystère était futile, mais son jeune âge ne devait pas être une barrière à leur relation. Il avait l'habitude qu'on ne le prenne pas au sérieux et rien ne l'exaspérait d'avantage. L'autre ne laissait rien paraître quand à l'intérêt ou inintérêt que leur rendez vous pouvait susciter cependant. Maël n'oubliait pas qu'il lui restait à faire ses preuves. " Grâce à vos conseils j'ai pu découvrir beaucoup sur les rêves et sur moi même, le temps de mon séjour... j'ai pu en sortir indemne grâce à cela également." Il croisa les mains, accoudé sur ses longues jambes. C'était un bien grand mot, mais pour le jeune Maël comme celui qui se tenait là aujourd'hui, les blessures physiques importaient peu comparées au psychique. Il regardait Natan sans être totalement face à lui. " Je ne me leurre pas évidement, ce n'est parce qu'on me l'a permis que je me trouve face à vous aujourd'hui. J'aimerais aller plus loin que lors de notre dernière entrevue ayant passé cette première "épreuve". Je suis aussi venu comme promis pour tenir mes engagements envers vous. " Il ne lâchait pas les yeux bleus du regard froid du De Willefort et tentait de deviner son sentiment. Il n'avait pas de toute quand à sa propre place en ces lieux. Il ne le recevrait que tant qu'il percevrait un quelconque intérêt dans leur collaboration. Il ferait en sorte que cela perdure.

A son entrée, le jeune Middleton s’approcha pour serrer la main à Natan. Ce dernier n’en revenait toujours pas de le voir ici même, dans son bureau. Après tout, Middleton était réellement le premier cas de ce genre. Il était le seul disparu à être revenu et les journaux avaient dû battre leur plein. Comment cela s’était-il produit ? Etait-ce à cause du dernier évènement étrange qui s’était déroulé en ville peu de temps avant le départ de Natan ? A vrai dire, cela ne l’étonnerait pas si cela était le cas, et pourtant, même si Jack était derrière tout ça, c’était possible. Les disparus pouvaient revenir. Et si… et si son frère…. Natan balaya le début d’idée qui naissait dans son esprit. Il ne l’avait jamais croisé là-bas et il avait vécu depuis tout ce temps en le pensant mort. Rien n’y changerait quoi que ce soit. Il sourit aimablement à l’étudiant, c’était ce que Mei lui avait appris. Sourire. Ne serait-ce que par politesse. Il l’avait mal pris au départ, pensant qu’elle l’insultait en le traitant d’homme des cavernes, mais il s’était vite aperçu que cela servait sa cause. Oh, il souriait avant, mais pas de cette façon, on devinait qu’il cachait quelque chose avant. Oui. Mais à présent, il pouvait jouer son propre jeu avec beaucoup plus de finesse qu’auparavant et il en était reconnaissant à sa femme pour cela.

Quoiqu’il en soit, il n’avait pas de mauvaises intentions envers Maël Middleton. Il était persuadé qu’il pourrait lui être utile un jour ou l’autre. Le jeune homme ne semblait pas hostile, et il n’avait clairement pas l’air d’être du côté de Klarence. Alors, Middleton n’avait que du bon. Pour le moment. S’il faisait ses preuves, Natan pourrait peut-être le laisser jouer dans son armée. Armée était un bien grand mot qui ne comptait pas beaucoup de soldats mais le fait était que le De Willefort savait qu’il pouvait compter sur les gens se trouvant dans cette « armée » personnelle. Elle comprenait en tout et pour tout Caïn. Auparavant, il aurait pu y place Adelstein, mais depuis que son ambition s’était clairement révélée, Natan ne se sentait pas à l’abri d’un coup bas avec cet homme.

Ils s’installèrent et se toisèrent. Sans aucune animosité. Plutôt comme deux animaux sauvages méfiants et préférant jauger de la dangerosité de l’autre avant d’établir une quelconque relation. Middleton connaissait pertinemment le langage du corps, celles des hésitations et des temps de silence. Natan ne faisait aucun doute là-dessus. Les deux hommes savaient des choses évidentes pour quelqu’un d’observateur et d’intelligent sur l’autre. Pour Natan, l’heure de l’évaluation première se terminait. Il avait déjà choisi de dévoiler beaucoup de choses à Maël et il ne pensait toujours pas avoir fait un mauvais choix, bien au contraire. Il se sentait même l’envie de continuer à jouer les professeurs de l’heure bleue avec l’étudiant qui semblait déjà l’avoir adopté comme tel de toute manière. Il hocha la tête lorsqu’il lui dit clairement qu’il voulait poursuivre la conversation qu’ils avaient eu la dernière fois.

« Avez-vous d’autres questions par rapport au monde des rêves ? Je suppose que oui… Jack vous a rendu votre liberté dans ce monde-ci alors ? C’était la dernière fois, lorsque l’école, l’hôpital et l’église ont été… ses cibles. Je me trompe ? Ses blagues sont de moins en moins drôles, ne trouvez-vous pas ? » laissa-t-il entendre.

Il croisa les jambes et soutint le regard de l’étudiant qui semblait ne plus vouloir le quitter des yeux. Ce serait mentir de dire qu’il n’appréciait ce qu’il pouvait y lire. Cela faisait déjà bien longtemps que ce regard, cette lueur avait quitté les yeux de Caïn. Il n’était plus qu’un patron plutôt proche pour lui, alors que pour Maël, il était celui qui allait lui apprendre des choses. Des choses peut-être importantes. Il frissonna en pensant qu’il pourrait être père à présent avec Mei. Ils n’avaient pas encore parlé de cela, mais ils en avaient bien pris le chemin jusque là. Est-ce qu’il serait à la hauteur, il ne pensait pas être encore prêt pour cela, toutefois, il connaissait le sentiment de paternité qu’il avait éprouvé pour Caïn.

Il accrocha le regard de Maël une nouvelle fois et lui sourit. « Les derniers évènements ont bouleversé pas mal de chose. Vous savez que je me présente au poste de Maire puisque notre cher Mr Welheim est porté disparu. Sans doute a-t-il disparu dans le monde des rêves… Jack a des projets pour lui à présent. »

Les doigts entrelacés, Maël écoutait l'homme avec une attention telle qu'il avait l'impression d'être ouvert à tout ce qui l'entourait. Vulnérable, aussi, mais ce n'était plus une surprise depuis qu'il avait mis les pieds à Kyuden. Lui qui se targuait d'être un homme sur ses gardes, toujours avec un coup d'avance ou au moins une défense imparable, il avait été malmené, puis mené par le bout du nez à cette entrevue et malmené le long du chemin. Mais ça en vaudrait la peine, et quelques sacrifices. Il serrait ses jointures pour ne pas montrer son sentiment. Habituellement il passait un doigt sur les montures de ses lunettes ou dans ses cheveux maintenant trop longs tombant sur l'avant, mais elles n'étaient toujours pas réparées, et il devait faire avec cette barrière de moins pour faire face à Natan De Willefort. Soit, c'était un défi, il avait l'impression que les questions de l'homme le testaient tout autant mais il n'avait pas peur. Ses frissons n'étaient pas ceux là.

" Pour moi les jeux de Jack ont perdu leur intérêt dès lors qu'il a tenté d'utiliser la peur pour nous dominer. Il y a bien plus efficace pour amener les gens à faire ce qu'on désire, et les effrayer prouve qu'il n'a pas d'autre atout dans sa manche. Je ne dis pas qu'il n'est pas dangereux... mais je m'attendais à quelque chose de plus subtil. "

Lui qui avait entendu sa mère parler de monts et merveilles, de mondes bleus aux châteaux dans les arbres et aux forêts millénaires. Même s'il n'y avait pas cru à l'époque et qu'il avait toujours des doutes raisonnables, s'il prenait l'existence de Jack au sérieux, n'aurait il pas mieux à faire d'un tel pouvoir? De Willefort semblait le penser aussi, et ce n'était pas étonnant venant d'un homme comme lui. Sans doute, ses actions le laissaient à penser en tout cas, qu'il s'estimait égal voire supérieur au fou qui dirigeait ce Monde. Peut être même qu'il songeait à le détrôner. Observant une fois encore l'homme taillé dans le marbre de son costume trois pièce Maël se dit qu'il avait la mesure de ses ambitions. Mais alors qu'adviendrait il, c'était plus difficile à discerner. Il semblait avoir changé depuis leur dernière entrevue. Peut être était-ce le changement de cadre, ou bien la bague qui trônait à son doigt. Il y avait un renouveau qui collait parfaitement avec les élections et son retour de voyage, marié qui plus est. Oui, s'il avait l'ambition de gouverner une ville, pourquoi lui refuser Midnight ?

" J'ai pris quelques jours avant de reprendre mes activités... le temps de prendre des notes et de reprendre des forces. Malgré tout j'ai entendu la nouvelle des élections, il se trouve que je suis allé voter en chemin. Vous avez certainement des projets intéressants pour cette ville. Il va sans dire qu'il s'agit d'un poste en étroite relation avec l'homme qui dirige les rêves, je ne pense pas me tromper en affirmant que cela servira doublement vos intérêts. "

C'était évident. Maël n'avait pas de sympathie particulière pour le maire précédent, et avait vu aux rares occasions ou il avait fait ses apparitions qu'il n'avait manifestement pas les épaules, ni dans la réalité ni... ailleurs, pour mener qui que ce soit. Pas que ce soit une tâche évidente, mais il semblait qu'il faille plus que de la bonne volonté pour ce genre de job. Levant ses longs cils et un regard perçant vers l'homme d'affaire, il estima qu'il n'avait pas besoin de lui dire qu'il avait effectivement voté pour lui. Il ne minimisait pas la part de violence et la soif de pouvoir qu'il pouvait lire chez lui, mais ne pensait pas que cela nuise à quiconque dans le présent immédiat.

" J'ai cependant une question à laquelle vous pourrez peut être répondre, vous qui voyagez avec tant de facilité. Je ne suis toujours pas résolu à croire qu'il s'agisse de magie ou de réalité anexe à proprement parler. L'eau, par exemple, mais aussi les lieux qui ont brûlé récemment, les accidents... Tout est ancré dans la réalité de Kyuden. Comment un être qui supposément règne sur les Rêves peut influencer le monde réel de cette façon ? Quelle est la véritable nature du lien qui unie Kyuden à cet endroit... Et surtout pourquoi Minuit. "

Il ne pouvait pas s'empêcher de garder un doute raisonnable. On lui avait toujours appris lors de ses études à ne rien prendre pour acquis. Même depuis qu'on lui avait prouvé, montré, que ce qu'il pensait être affabulations avaient des conséquences bien réelles, il ne pouvait pas se résoudre à laisser la raison de coté. Il y avait des indices, des faits, il avait beau regrouper tout cela aucun schéma n'en ressortait qui prenait sens à ses yeux. Tout cela aurait peut être été différent s'il avait été né avec cette habilité. Natan ne semblait pas vouloir lui dire ce qu'un homme comme lui attendrait en retour pour ses réponses et son temps. Maël ne doutait pas de ses capacités. Il savait attendre, et apprendre.

Plus les secondes passaient, plus le De Willefort éprouvait de la sympathie pour le jeune homme qui recherchait sa présence. Il hocha la tête lorsque ce dernier lui donna son point de vue concernant les agissements de Jack. Natan n’en pensait pas moins, surtout depuis les dernières lubies qu’il avait testées sur Kuyden. Empoisonner l’eau ? Quelle idée. Finalement, Jack n’était pas aussi puissant que Natan le pensait et comme le disait si bien le jeune étudiant la violence n’était pas le moyen le plus efficace d’arriver à ses fins. Toutefois, un doute subsistait dans l’esprit de Natan : ces agissements étaient-ils destinés à servir une cause que seul Jack connaîtrait ? Si c’était le cas, en effet, l’homme d’affaire n’approuvait pas la méthode. Lui-même en avait testé plusieurs et la manipulation était de loin plus efficace que la violence et la peur. Ce n’était pas digne de Jack. La seule alternative était qu’il faisait tout cela, uniquement dans le but de s’amuser. Auquel cas, tout cela ne rimait à rien et il ne faisait que jouer avec les nerfs des habitants de Kuyden. Natan hésitait encore et s’il devenait Maire, il pourrait sans doute répondre à cette question. Mais pour le moment, il lui fallait répondre à son interlocuteur.

« Je dois avouer que Jack m’a un peu déçu également. La seule explication pour avoir employé de telles méthodes est qu’il voulait simplement s’amuser à nos dépends. Je me chargerais de lui poser la question moi-même lorsque je le trouverais… ou qu’il viendra à moi. »

Middleton semblait convaincu par la présence du De Willefort aux élections. De là à dire qu’il avait voté pour lui, Natan ne s’y risquerait pas. A plusieurs reprises, il avait cru certaines personnes de son côté alors qu’il n’en était rien, il ne se laisserait pas avoir deux fois d’affilé. Les résultats seraient probablement annoncés dans peu de temps, il fallait être patient au lieu de spéculer. L’étudiant en vint finalement à exposer ses questionnements à propos du monde des rêves. Et il posait encore les bonnes questions. La bonne question, celle dont personne, pas même Natan, n’avait la réponse, hormis peut-être Jack lui-même. Il eut un léger sourire et pencha légèrement la tête. Il ne prétendait pas tout savoir sur le monde des rêves même s’il en savait beaucoup et il devait mettre cartes sur table avec ce jeune homme. Rien ne s’opposait à lui donner les informations qu’il avait et qu’il n’arrivait pas à rattacher ensemble. Peut-être même que Maël réussirait là où Natan avait échoué. Dans tous les cas, il était temps de raconter une histoire qu’il n’avait encore raconté à personne mais dont il était persuadé avoir un lien avec ce qu’il se passait avec Jack.

« Vous êtes très perspicace Middleton, et vous savez poser les bonnes questions. Je serais tenté de vous dire qu’il n’y a pas de réponse à celle-ci. Toutefois, il y a certaines pistes que j’ai moi-même étudié sans y trouver grand-chose. Peut-être que vous, vous parviendrez à y déceler ce que je n’ai pas vu. Pour cela, il faut que je vous raconte une histoire. »

Il leva les yeux vers lui. S’il avait été plus tard dans la journée, il se serait probablement servi un whisky mais Mei l’avait convaincu de faire attention à la boisson et le matin, presque au levé, ce n’était guère indiqué selon elle. Il se contenta donc de faire tourner son alliance autour de son auriculaire pour se donner la contenance dont il avait besoin et à laquelle il était habitué.

« Il n’y a pas toujours eu de disparus à Kuyden. Certes, il y en a eu quelques-uns, par-ci par-là, mais le phénomène c’est accentué depuis… depuis la disparition de mon frère et de sa femme. A vrai dire, et vous avez peut-être entendu la rumeur, quelques personnes pensent que je suis derrière tout ça. Mais c’est faux. Ils ont disparus, tout comme Charles Monroe a disparu, comme le maire vient de disparaitre. Et je suis presque certain que Jack est le coupable, mais je n’ai aucune preuve de cela, il n’y a jamais aucune preuve. Je ne vous cacherais pas que je n’ai aucune envie de les voir revenir parmi nous et je mentirais si je prétendais que leur disparition m’a affecté, mais je n’aime pas être accusé à tort. Alors pourquoi le phénomène s’est-il accentué ? Jack était-il dans une sorte d’hibernation avant cela ?... Je n’ai pas les réponses à ces questions mais croyez moi quand je vous dis que je les cherche tout autant que vous, Middleton. »

Natan se tut. Il avait beaucoup parlé. Il n’avait pas l’habitude de parler autant de sujets qui lui tenaient autant à cœur. A vrai dire, il ne se souvenait pas s’être ouvert à quelqu’un de cette façon. Il y avait Mei, bien sûr. Mais jamais encore il ne lui avait dévoilé la vérité concernant Kuyden, il ne s’en sentait pas encore capable. Il n’avait simplement jamais trouvé jusqu’à présent, quelqu’un qui s’y intéressait autant que lui-même. En son for intérieur, il savait que Jack était la clé. Peu importait qui il était. S’il le trouvait, tout se résoudrait, c’était une évidence pour lui.

Les compliments sortant de la bouche de l'homme d'affaire l'affectaient d'avantage qu'il ne voulait l'admettre ou　encore moins le montrer. D'avantage qu'il n'avait laissé les gens l'affecter depuis longtemps. Quoi que depuis son arrivée à Kyuden, beaucoup de choses et de gens avaient changé sa façon de se comporter et de percevoir autrui, un peu trop à son goût. C'était plus que ce qu'il n'avait jamais connu et il devait apprendre à composer avec cette nouvelle façon de voir le monde. Cela ne voulait pas dire non plus qu'il se mettrait à faire confiance ou des câlins au premier venu ni s'épancher d'avantage, mais il devait admettre que les liens qu'il avait tissés dans cette ville avaient plus de sens que tout son parcours universitaire ou même la vie qu'il avait menée jusque là.

Il hocha légèrement le menton et encouragea Natan de Willefort à continuer sans mot dire, les yeux rivés sur lui. Il savait écouter religieusement et ce que l'homme lui avouait prenait peu à peu une mesure personnelle. En effet, les événements marquants la famille De Willefort avaient fait couler de l'encre un bon nombre d'années et il n'avait pas été difficile pour Maël et sa manie de chercher des informations dans les archives de la Bibliothèque municipale de tomber sur ces articles en particulier. Il n'en avait rien tiré comme conclusion, c'était une affaire trop ancienne et il savait que baser son jugement sur des on-dits n'avait aucune valeur en tant que preuve. Le phénomène avait très bien pu s'accentuer pour d'autres raisons, même s'il ne pouvait nier que le charisme et l'importance évidente de la famille en question rendait le tout un brin plus suspicieux. Tout était noté, découpé et collé dans ses carnets et dans un coin de sa mémoire. Mais il avait attendu sans trop espérer que l'homme en face de lui en parle et pouvoir observer ses réactions était une mine d'or. Il ne cachait pas son indifférence à Maël, ce qui aurait pu être une preuve de culpabilité pour la police ne l'était pas pour lui et probablement que Natan l'avait deviné. On passait souvent pour un coupable lorsqu'on ne montrait aucune émotion lors de la disparition de sa famille. Il le savait bien, il l'avait vécu. Personne n'avait trouvé trace de son beau père cette nuit là, autre que le sang qui maculait le jeune adolescent qu'il était à l'époque. Et il ne montrait pas de remord. Ca ne voulait pas dire qu'il était coupable pour autant, aussi comprenait il ce qu'on lui racontait à ce moment. Il comprenait aussi ce geste, les doigts autour de son alliance, pour le garder ancré dans le présent alors qu'il parlait. Il prenait une dimension plus humaine, alors, quelque chose que Maël n'avait pas encore vu chez lui.

" Poser les bonnes questions a toujours été dans mes aptitudes... mais je manque cruellement de réponse. Je comprends tout à fait l'épreuve que vous avez du parcourir, je suppose que même à ce jour vous n'êtes pas loin de tout soupçon. " Mais cela n'intéressait pas Maël. Il savait l'homme dangereux, cruel peut être même manipulateur, mais il n'était pas homme à se laisser accuser de choses qu'il n'aurait pas commises et ça il pouvait le lire dans ses yeux et sa mâchoire tendue. Sachant qu'il pouvait faire bien d'avantage. Le connaissant, il était à parier qu'il n'aurait pas aimé avoir un frère dans les pattes qui gênerait certainement son ascension au pouvoir, mais si l'autre était bel et bien un disparu de Kyuden, ne l'aurait il pas croisé de l'autre côté? Il avait baissé les yeux le temps de la réflexion. Comparant ce qu'il avait entendu à ses propres conclusions, il se demandait qu'en faire et si partager des bribes d'idées ne le feraient pas passé pour plus idiot qu'il n'était s'il s'avérait être dans le faux.

" J'ai plusieurs théories à propos de Midnight... à vrai dire, un grand nombre. Je me base sur ce que j'ai lu ou entendu, ainsi que sur ma propre expérience, notamment depuis mon arrivée... Il se trouve que je me demande si le Jack que nous voyons en rêve est bien réel, ou simplement le fruit de nos imaginations. Chaque personne qui entre dans ce monde semble lui fournir les éléments de torture personnalisée, comme s'il piochait dans nos souvenirs. J'ai fait face à beaucoup de bribes de mon passé, je trouve curieux que les environnements soient ceux que l'on imagine et non des lieux préfaits. Si c'est un maître des rêves, ne devrait il pas avoir son propre royaume? A chaque nouveau cauchemars, on se retrouve à faire face à nos peurs, les plus primaires et les plus personnelles... Je suis possiblement sur une fausse piste, mais je pense que quiconque dirige cet endroit le fait de l'extérieur, pour se jouer de nous. Pour nous épuiser à nous battre contre des moulins. Peut être même de la réalité, bien que je ne sache pas comment. " Sinon pour quelle raison m'aurait il montré ma mère ? Et lui ? Il gardait cette remarque pour lui. Il ne tenait pas à ce que son nouveau "professeur" ne le juge trop hâtivement comme beaucoup le faisaient. Quoi qu'il en soit son passé et ses exactions n'intéresseraient pas un homme comme lui, mais de ses prétendus amis jusqu'aux psychologues qu'il avait vu, tous le pensaient faibles, tiraient comme conclusion qu'il se sentait coupable ou responsable de la mort de sa mère. Hors ce n'était pas le cas. Le seul responsable avait disparu, il était probablement mort et la seule chose qui motivait Maël à présent c'était la vérité. Les yeux de nouveaux levés, à présent face à Natan de Willefort, il voulait des réponses et avait du mal à se contenir.

Une lueur étrange avait traversé le regard de Middleton alors que Natan terminait son discours. Il s’était tu, simplement, comme s’il venait de parler de la pluie et du beau temps. Pour lui, cette affaire avait quelque chose d’à la fois banal et primordial. Il sentait qu’il y avait un lien sans pouvoir en avoir la preuve et s’il n’avait pas ce sentiment, il s’en ficherait comme de l’an deux. La lueur dans les yeux de Maël, malgré son expérience, pouvait être reliée à beaucoup de chose : au contenu de ce qu’il venait de lui raconter par exemple, peut-être savait-il, peut-être avait-il vu quelque chose que Natan n’avait pas vu ? à la forme ensuite, Natan n’avait pas menti sur son implication, sans doute que cela devait gêner Maël, à moins que ça n’ait un lien sur les étranges évènements de son passé sur lesquels Caïn n’avait pu trouver aucune information. Les zones d’ombres n’étaient pas courantes dans les dossiers de son majordome et lorsqu’il y en avait, Natan pouvait être certain qu’il y avait anguille sous roche. De plus, vu le comportement que le Middleton avait vis-à-vis d’un homme beaucoup plus âgé que lui, il y avait des chances qu’il ait eu des démêlés avec son père et n’avait pas régler tous ses problèmes avec lui, quoi qu’il fût. Il était tout de même bien loin de pouvoir décrypter la vérité car Maël avait un atout, il était indéchiffrable.

Peut-être, le récit de Natan avait poussé Middleton à se poser un peu plus de questions. Il était vrai qu’il ne lui avait pas encore donné beaucoup de réponse, mais l’heure bleue en elle-même était emplie de questions sans réponse. Jusqu’à présent, Natan avait survolé ce monde, en quête de Jack qui, selon lui, pourrait répondre à toutes les questions et qui était le plus puissant. Or, l’on ne naissait pas tout puissant. On le devenait. Et Jack devait bien être quelqu’un de Kuyden. Seulement voilà, il n’y a pas eu qu’un seul Jack à vivre dans cette ville et jusque-là, les informations trouvées par Caïn n’avaient guère fait avancer les choses. Natan pouvait répondre aux questions sur le fonctionnement des rêves, mais sur leur origine, il s’en trouvait incapable et il n’aimait pas ça. Il leva les yeux vers Maël. Le jeune avait des théories qu’il allait sans doute partager avec lui. Natan écoutait donc avec attention. Peu à peu, s’installer une relation d’échange et de confiance entre les deux hommes qu’ils n’auraient peut-être pas supposé de la sorte au départ.

« Ce que vous dites est intéressant. Je me faisais moi-même la réflexion, d’une façon différente certes, mais tout de même. Quelle est la nature de Jack ? Vous avez mis le doigt dessus. Puisqu’il a un rapport avec ce monde des rêves, puisqu’il le contrôle… et que manifestement, il contrôle la réalité également… (je fais référence à l’empoisonnement de l’eau de la ville) N’est-il pas, ou… n’a-t-il pas été, un habitant de Kuyden ? Qui, pour une raison obscure, scientifique ou magique, s’est retrouvé à la tête de ce monde, à contrôler ce à quoi nous rêvions… La clé réside à minuit. J’en suis persuadé. Sinon, il n’existerait pas de midnighters. »

Relâchant son anneau, Natan posa une main sous son menton. Il s’était laissé emporter par ses réflexions et il attendait maintenant de la part de Middleton une aide, ou une entraide. Il releva la tête et observa en silence Maël avant qu’il n’ouvre la bouche pour lui répondre, Natan repris la parole.

« Mr Middleton, il est temps de mettre cartes sur table vous ne trouvez pas ? Vous cherchez des réponses. J’en cherche également. Pourquoi ne pas nous entraider ? Mon contact pourrait vous apporter beaucoup. Vous risquez de vous faire des ennemis, toutefois, je pense que ce que je peux vous apporter contrebalancera cet inconvénient. Pour ma part, j’aimerais que vous deveniez mon homme de confiance, je demande votre loyauté en échange de notre coopération mutuelle. Etes-vous d’accord ? »

Natan avait été direct, mais il n’était pas homme à tourner autour du pot. Si Maël n’était pas capable de lui accorder sa loyauté, alors il n’avait rien à faire de lui. Du moins, pas dans le sens gentillet qu’il lui accordait pour le moment. Il prendrait les informations qu’il voudrait par la force, plutôt que de les recevoir gracieusement. Natan ne s’en formalisait pas. C’était Maël qui avait tout à gagner... ou tout à perdre.

Je vous remercie, M. DeWillefort.

Silencieusement il le remerciait d'avantage qu'il ne le laissait paraitre en réalité, mais il ne s'était simplement pas attendu à ce qu'il lui accorde tant de crédit dès leur seconde entrevue et tenait toujours à ne pas se laisser emporter devant lui. Certes, il avait des compétences et bien sur, il savait charmer son auditoire et faire montre d'intelligence. Mais rien ne poussait l'homme d'affaire à lui faire confiance de cette façon ou du moins lui parler comme à un égal. Non, Maël Middleton s'attendait à tout sauf à ça. Il ne montra rien de sa surprise et se mit à réfléchir à ce que l'autre homme lui présentait. A la façon dont il parlait, il était bien moins avancé dans ses recherches qu'il ne l'avait imaginé. Il eut une pointe de déception qu'il chassa bien vite face à l'immensité du travail qu'il restait à accomplir. Natan n'était pourtant pas Jack. Même s'il en avait le potentiel à ses yeux. Il s'était tu à présent et l'observait comme pour jauger à nouveau de la confiance qu'il pouvait lui accorder. Il était bien placé pour savoir que dans ce monde, rien n'est acquis du premier coup. Aussi conserva-t-il la mine haute et le sourcil levé, attendant qu'il poursuive.

" M. DeWillefort, je croyais avoir été clair lors de notre première rencontre et si cela n'a pas été le cas je m'en excuse mais... Je ne pensais pas avoir à réitérer mon engagement. "

Cette fois il ne pouvait retenir un certain étonnement du ton de sa voix. Ce qui pour lui paraissait évident ne l'était sans doute pas pour l'autre homme, à se demander à quelle genre de personne il avait affaire habituellement. Il était habitué à ce qu'on ne comprenne pas ses agissements ou son fonctionnement, il était entièrement responsable dans la plupart des cas et ne sen privait pas. Il n'était pas particulièrement mystérieux ou joueur, il gardait juste ses pensées pour lui lorsqu'elles ne servaient pas à prouver un raisonnement. Mais à ce moment précis il était crucial que Natan DeWillefort comprenne l'importance qu'il accordait à leur collaboration. Collaboration... Il n'imaginait pas ça sous cet angle jusqu'à présent, et levant ses yeux bleus vers le visage ouvert de l'autre homme. Avait il changé à ce point qu'il lui accorderait sa confiance sans autre condition? Ou était-ce une nouvelle façon de le mettre à l'épreuve, se dit Maël, de façon à évincer une tête brûlée trop impatience où juste pas assez mûre pour le travail qui viendrait ensuite. Depuis son arrivée à Kyuden Maël vivait de ses économies et n'avait pas de travail à proprement parler, peut être était-ce là le moyen de mettre un pied et l'encrer d'avantage en ville. C'était en tout cas ce qui serait le plus bénéfique pour ses recherches, sans aucun doute.

" Je n'y vois pas la moindre objection... Je n'ai pas d'autre occupation que mes recherches en ce moment, aussi si vous voyez en moi une quelconque utilité je me mets volontiers à votre service. Je n'ai jusqu'alors pas travailler ailleurs qu'en Université ou Bibliothèque, mais je pense que vous trouverez de quoi utiliser mes talents d'une façon ou d'une autre. "

Une homme tel que lui savait très bien tirer partie des pions qu'il avait en main, il n'en doutait pas une seconde. Un frisson le parcouru, comme une mise en garde. Il savait que tout le monde n’apprécierait pas ce qu'il s’apprêtait à faire, mais il balaya cette pensée de son esprit. Il se devait d'avancer, et plus vite. Les bons sentiments ne le menaient nul part et il n'avait pas envie de rester à la merci d'un "pouvoir" qu'il ne maitrisait aucunement. Non, alors qu'il se redressait et tendait la main au patron d'entreprise et peut être même bientôt le Maire de Kyuden, il savait qu'il avait pris la bonne décision. Il restait humble et poli face à l'homme plus mûr, gardant une stature et son maintient impeccable. Il se devait de montrer le meilleur de lui même. Il pouvait voir dans les yeux qui le scrutaient toujours les rouages et une négociation interne. Il devrait encore faire ses preuves.

" Je vous offrirai mes découvertes et le fruit de mes recherches, mais vous avez déjà ma loyauté. "

Le pas était franchis, il ne retournerait pas en arrière.